Cependant, Coqdor s’était préoccupé de ses camarades, et le Marsupial l’emmena à l’infirmerie du bord.

     Claude les suivit, machinalement, mais on voyait bien que son esprit était ailleurs. Il ne semblait pas partager la joie ambiante, il ne paraissait pas apprécier le fait hautement important d’avoir réussi à s’arracher à la force pesantorielle de Titan.

     Tchou et Wilfrid gisaient au pied de leurs couchettes, mais dormaient encore.

     Du moins, à part quelques bleus faits dans leur chute, semblaient-ils à peu près indemnes.

     Sur la demande de Coqdor, le Marsupial les réveilla, l’un et l’autre, avec une piqûre.

     Puis le colosse se retira, mais les quatre garçons trouvèrent une bouteille de vieux whisky de la Terre, qui avait échappé à la gelée.

     Avec quatre gobelets.

     – Décidément, cet ours est moins ours qu’il ne le prétend, sourit le chevalier.

     La tournée de Cutty Sark fut la bienvenue.

     L’Austro-Terrien et le Sino-Terrien étaient encore abasourdis, mais ils étaient dans une forme splendide, ce sommeil artificiel ayant été des plus bénéfiques.

     – Vous êtes passés à côté de la mort par gel… ou de la captivité définitive sur Titan, leur expliqua Coqdor.

     Et, comme ils s’ébahissaient, il commença à leur narrer l’étrange aventure qu’ils avaient vécue pendant leur longue léthargie.

     Claude écoutait vaguement, dégustant son whisky sans paraître en apprécier le fumet, ce qui n’était pas le cas pour Wilfrid et Tchou, heureux de retrouver la conscience et la vie, surtout après avoir frôlé de tels périls.

     – Extraordinaire, tout cela, dit la voix paisible du Chinois. Peut-on savoir comment ce M. Marsupial sait tant de choses sur des êtres d’un autre univers ?

     – Il m’a parlé, mais assez nébuleusement, d’antennes. Qu’est-ce que cela veut dire ? Je ne sais. Je me réserve de l’interroger un peu plus tard. Il joue à faire peur, mais je vous avoue qu’il ne m’impressionne pas.

     Le Marsupial reparaissant, on l’invita à trinquer.

     Il refusa net

     – J’ai rompu avec le cosmos. Avec les hommes. Entre autres, j’ai juré de ne plus avoir de ces contacts idiots, que sont les conventions sociales. À quoi cela rime de choquer deux verres l’un contre l’autre…

     – Mais nous apprécions votre whisky, dit rudement Wilfrid.

     – Et nous voulons vous marquer notre cordiale reconnaissance, susurra l’aimable Chinois.

     – Eh bien ! buvez. Réchauffez-vous l’intérieur comme je fais réchauffer l’extérieur. Vous n’avez pas besoin de moi…

     Surtout Tchou et Wilfrid, ils n’étaient pas encore habitués aux manières brusques de la brute misanthrope.

     Coqdor jugea bon de faire dévier la conversation.

     – Cher Marsupial…

     – Je ne suis plus cher à quiconque dans la galaxie, Chevalier…

     – Eh bien ! dit Coqdor en riant, Marsupial tout court… Mais, après tout, pourquoi ce surnom ?

     – J’avais un nom, je l’ai oublié. J’ai rompu, vous dis-je… On m’appelait le Marsupial au collège — un collège de Paris-sur-Terre — parce que mes parents étaient des Martiens, des colons établis là-bas. Alors, quand j’ai décidé de vivre en dehors, avec mes seuls robots, je n’ai gardé que ce vieux sobriquet, et je trouve qu’il me suffit. J’ai travaillé pendant des années pour récupérer un antique rafiot, pour le faire aménager comme j’ai pu et aller vivre dans l’espace. Par la suite, grâce à certains appareils…

     – Nous y voilà, dit Coqdor.

     – Nous y voilà, quoi ? J’ai donc appris des choses sur ces êtres qui n’ont pas de nom, qui ne sont pas de notre dimension, et qui veulent y atteindre. Je suis curieux, je veux savoir, c’est pourquoi, depuis qu’il y a des étincelles sur Titan, je rôde dans la zone de Saturne. Mais les humanoïdes m’empoisonnent et je les fuis comme la peste. Et, comme j’ai quelques petits trucs à moi, je m’en débarrasse comme je peux. Je veux être tranquille. Et voilà, vous savez tout.

     Et, prenant sans s’en rendre compte le verre de Coqdor, il vida ce qui restait de Cutty Sark, sans voir les sourires alentour.

    – Nous ne savons pas tout, dit Coqdor. Sur vous, admettons. Mais sur ce que vous appelez vos antennes, vos petits trucs, vos appareils…

     Le Marsupial, le gobelet en main, s’aperçut tout à coup qu’il avait en quelque sorte trinqué avec les hommes du commando sans le vouloir.

     Il fit la grimace et posa le gobelet avec force.

     – Venez, je vais vous faire voir quelque chose…

     Tous quatre le suivirent.

     L’intérieur du vaisseau fantôme ressemblait à tous les intérieurs de tous les astronefs du monde, à cela près que tout y était vraisemblablement amené de bric et de broc. À l’origine, il s’agissait d’un navire désaffecté qui avait été remis en service et où tous les engins internes étaient de provenance diverse.

     C’était, en quelque sorte, un astronef de Marché aux Puces, comme Coqdor devait le dire un peu plus tard.

     Cependant, ils ne tardèrent pas à comprendre que le Marsupial devait être un physicien de premier ordre.

     Un certain endroit du navire, dans la soute, avait été aménagé en laboratoire. Le Marsupial expliqua que, ayant fait fortune (il ne dit pas dans quelle branche), il avait pu acquérir ce navire d’occasion, le faire aménager à son gré, et y poursuivre à loisir, dans l’espace, laissant le soin de la direction à ses robots, des expériences passionnantes sur la physique.

     Ainsi, il avait su couper le cordon magnétique reliant le commando au Sterne. Ainsi, il avait détecté ce que disaient les astronautes entre eux, et pu les ravitailler sur Encelade. Enfin, il les avait délivrés des sphères transparentes.

     Il montra un fauteuil surmonté d’une sorte de casque hérissé (intérieurement) de petites pointes incroyablement minces, comme des fils de nylon.

     – L’un de ces messieurs osera-t-il coiffer cet instrument de torture ? Oh ! pas vous, Chevalier… Il s’agit d’un appareil de voyance. Or, je sais que vous êtes un des médiums les plus fameux de l’univers, et vous n’avez pas besoin de support mécanique pour aller à la pêche aux renseignements.

     – Vous êtes bien renseigné sur mon compte, Marsupial.

     – J’ai rompu, répéta inlassablement le colosse. Mais j’écoute les radios.

     Coqdor, une fois encore, fit dévier l’entretien :

     – Pouvons-nous voir fonctionner ces fameuses antennes ?

     Le Marsupial montra le siège que surmontait le casque.

     – Un volontaire…

     Claude, toujours à son rêve intérieur, ne bougea pas.

     Tchou fit un pas en avant et s’offrit, mais Wilfrid l’avait devancé et, de sa voix rude, déclarait :

     – Moi, je suis prêt…

     – Eh bien ! vas-y… Assieds-toi, et ne bouge pas. Je te préviens, ça va te gratter un peu.

     Coqdor s’amusa de voir la tête renfrognée de Wilfrid, qui grimaçait de douleur au fur et à mesure que le Marsupial lui ajustait le casque.

     En effet, ainsi que le colosse roux le leur apprit, on ne pouvait utiliser ce singulier engin qu’en y étant installé, le crâne pris dans une véritable couronne de piquants, qui étaient autant d’électrodes, lesquelles s’implantaient dans le chef du patient.

     Il y en avait une bonne trentaine et le Marsupial, avec, d’ailleurs, une incroyable délicatesse démentant ses énormes doigts noueux, les disposait dans le front, les tempes, la nuque de Wilfrid, qui réagissait légèrement chaque fois.

     Enfin, ce singulier supplice fut terminé.

     – Surtout, ne bouge pas, ordonna le Marsupial. Si tu faisais sauter une seule électrode, cela pourrait fausser le jeu. Maintenant, tu vas te concentrer. Et attendre. Moi, je règle l’appareil et je le dirige sur Titan. Et tu verras la suite.

     Il recula, se dirigea vers un tableau attenant au fauteuil où Wilfrid était assis, régla plusieurs commandes.

     La lumière baissa dans la cabine-labo.

     Wilfrid parut seul éclairé, d’ailleurs vaguement, dans une flaque de clarté dorée, tandis que de petites étincelles crépitaient sur le tableau et que, sur un écran, c’était l’image de la planète Titan qui apparaissait.

     Coqdor était vivement intéressé. Tchou également, mais il demeurait impassible, encore que l’attitude de Wilfrid grimaçant l’eût beaucoup diverti.

     Claude rêvassait. Il était avec Magali, Magali, l’inexistante. Magali, la future.

     Wilfrid avait fermé les yeux.

     Visiblement, il souffrait, mais non plus des pointes qui lui entraient dans la chair, très légèrement, d’ailleurs.

     Puis, son visage énergique se détendit. Il parut bouleversé, puis très intéressé.

     Et il commença à parler.

     Il décrivit ce qu’il voyait, c’est-à-dire ce que les cosmonautes connaissaient déjà, le monde de Titan, la soupe de vie dans l’atmosphère méphitique, tout un univers en gestation sur un seul plan, avec, toutes les vingt-sept minutes, l’apport de la grande étincelle qui dynamisait l’ensemble et préparait la maturité générale.

     – … Des ondes… les ondes émanant d’une étoile-pulsar. Une onde formidable, fantastique, qui arrive tous les quatre tours de cadran… alors, elle se subdivise en étincelles, selon un procédé qu’ils connaissent et qu’ils ont mis au point. Et cette sous-onde provoque l’embrasement, toutes les vingt-sept minutes. Puis, l’onde-pulsar cesse pendant encore quatre jours. Et le cycle recommence… Mais l’échéance arrive. La prochaine onde-pulsar, émanant d’un soleil très lointain, amènera l’achèvement. Ce monde vivra. D’un seul coup. Il n’y aura pas le cycle des amibes et celui des protozoaires, le cycle des poissons et celui des oiseaux, celui des mammifères et celui de l’homme… Mais tout vivra, naîtra en même temps, et l’épanouissement de toute une création apparaîtra sur Titan.

     Le Marsupial ricana :

     – Je pense aux Byzantins qui, sur cette vieille Terre, se disputaient théologiquement, entre darwinistes et anti. L’évolution… mais elle n’est pas incompatible avec la genèse. Le Créateur l’a suivie, en effet, mais il a pris son temps, n’ayant pas créé le monde en sept jours, mais en sept époques comprenant le repos dominical. Eux, nos mystérieuses créatures, se servant du Grand Exemple, font tout d’un coup et vont arriver au sabbat. Un repos bien gagné, tandis que tout cet univers vivra, dans la splendeur végétale.

     – Mais, s’écria Coqdor, comment feront-ils pour vivre, s’éveillant à la vie dans une atmosphère aussi peu convenable ? Dès qu’ils respireront de façon autonome, ils seront tous asphyxiés, à la première seconde.

     Le Marsupial montra le médium malgré lui :

     – Réponds, toi, voyant… Wilfrid, répondit, en effet :

     – Tout est prévu. Ceux qui animent cette vie palpitante, mais seulement organique, engendrée justement grâce au méthane et à l’ammoniac de Titan, qui servent de couveuse, seront animés par les êtres. Chacun prendra un corps, selon leur hiérarchie à eux. Il y en a qui seront plantes, d’autres microbes, d’autres chiens ou chats, et leurs supérieurs deviendront l’homme et la femme. Et une transmutation de l’atmosphère sera réalisée.

     – Ces êtres, qui sont-ils ?

     – On ne le sait. Vis-à-vis de nous, ils sont ineffables, comme nous le sommes pour eux, comme nous le serons encore jusqu’au prochain soupir du pulsar qui va conclure la grande aventure. Là, nous pourrons communiquer avec eux, puisqu’ils auront, en quelque sorte, « copié » la création à partir de la planète Terre, la plus parfaite selon la genèse cosmique.

     – Et, demanda encore Coqdor en baissant un peu la voix, tant il était ému, quel est leur dessein… ensuite ?

     Wilfrid cherchait évidemment à comprendre, et son visage se crispait.

     Mais le Marsupial interrompit l’expérience.

     – L’appareil chauffe… Il fait trop d’efforts et cela serait peut-être dangereux pour lui.

     Force fut de renoncer à en avoir davantage. Le Marsupial coupa le courant et délivra Wilfrid, qui ne savait plus ce qui lui arrivait.

Comme tous les médiums (et il avait joué un rôle mécanique de médium sur l’appareil du Marsupial), il avait totalement oublié ses révélations.

     Il grimaçait, ronchonnait parce qu’il sentait des pointes d’aiguille autour du crâne.

     En fait, il portait de petits points rouges, la place de chaque électrode enfoncée dans l’épiderme.

     Le Marsupial lui frotta les tempes et le front avec un liquide ambré qui cautérisa instantanément les minuscules plaies.

     – Et maintenant, messieurs, si nous allions nous restaurer…

     Sans attendre, le Marsupial appelait un robot.

     – Zimo… Prépare la table.

     Les cosmonautes, un peu rêveurs, suivirent leur singulier hôte.

     Claude avait pris Tchou par le bras :

     – Tu as entendu, cher Tchou ?… Encore un soupir du pulsar… Quatre tours de cadran correspondant à quatre jours de la Terre. Et la création factice des créatures inconnaissables sera réalisée.

     – J’ai entendu, dit le calme Sino-Terrien.

     – Tu comprends ce que cela veut dire ? Le Chinois regarda son camarade en souriant.

     – Je suppose que tu penses à cette fille… que tu appelles Magali ? Mais n’oublie pas qu’elle sera à la fois femme et une des créatures supérieures de ce peuple venu de l’impossible… Aussi, ne te fais pas d’illusions.

     – Ah ! s’écria Claude, exalté. C’est vrai. Mais tu l’as dit. Elle sera femme. Alors ? Tous les espoirs me sont permis. Elle ne sera plus une entité qui n’apparaît que pendant une fraction de seconde, encore que j’en conserve l’image dans ma chair. Mais, elle-même, une femme de chair. Et quel homme ne rêve de conquérir celle dont il est épris !…

     Le chevalier Coqdor, qui avait entendu, se retourna :

     – Je suis indiscret, Dalbret Mais je crois que Tchou a raison…

     Ils furent interrompus par Wilfrid qui, sans prendre des gants, selon son habitude, interrogeait le Marsupial :

     – Vous nous avez sauvés. Vous nous avez révélé des tas de choses intéressantes. Maintenant, comment allons-nous pouvoir en faire bénéficier nos chefs ? Il nous faut retourner vers le Sterne, notre astronef.

     Le Marsupial le regarda et parut étonné.

     – Retourner… Mais il n’en est pas question. Je ne veux pas que vous alliez raconter tout cela à ces imbéciles de Martervénux.

     – Quoi ? Vous n’allez pas me dire que vous prétendez nous garder éternellement à votre bord ?

     – Sûrement pas, vous finiriez par m’embarrasser. Seulement, tant que l’aventure ne sera pas terminée, vous resterez avec moi. Je suis curieux et je veux voir jusqu’où ils iront, quand ils se seront incarnés, en fleur ou en chauve-souris, en homme ou en peuplier. Après… Eh bien ! après, ma foi, vous prendrez la tangente. Mais, quand nous serons sûrs que les Terriens sont loin. Je vous débarquerai sur une petite planète, avec des vivres en suffisance, et nous nous séparerons pour de bon.

     – Mais, insista Wilfrid, que la délicatesse n’étouffait pas, pouvez-vous me dire quand…

     – Je n’en sais rien.

     Coqdor intervint, s’approchant :

     – Marsupial, pardonnez-moi. Mais vous devriez comprendre que…

     – Non, dit le Marsupial.

     Il y eut un silence.

     Le colosse héla un robot :

     – Klym… Tu serviras ces messieurs.

     Là-dessus, il les laissa devant la table et disparut.

     Coqdor et Tchou se taisaient. Wilfrid, soudain, se mit à jurer comme un païen en invoquant tous les démons de la galaxie, et en vouant aux flammes éternelles ces abrutis qui retiennent les gens malgré eux.

     Impassible, Klym apportait les plats, d’ailleurs appétissants.

     Mais Coqdor observait Claude.

     Il était le seul, parmi les cosmonautes, à montrer, sur son visage, une joie intense.

     Et le chevalier n’avait pas besoin de demander pourquoi.

    

 

      

      

      

     CHAPITRE V

      

 

     L’astronef du Marsupial avait repris dans l’espace sa course vagabonde.

     À bord, le calme régnait. Du moins, un calme apparent.

     Coqdor avait recommandé le silence à Tchou et à Wilfrid.

     Si Tchou savait se dominer et présenter un faciès à l’impassibilité souriante, si Claude, tout à son rêve intérieur, se réjouissait de ne pas s’éloigner de l’entité dont il était tombé éperdument amoureux, il n’en était pas de même du bouillant Wilfrid. Sans la présence de Coqdor, il eût dit vertement son fait au maître du vaisseau fantôme. Il en fût venu à des voies de faits.

     Il avait cependant baissé pavillon, subjugué, comme ses camarades, par l’autorité du chevalier, lequel, au besoin, usait de son étrange pouvoir personnel et, dardant ses yeux verts, convainquait intimement ses interlocuteurs d’avoir à le croire.

     L’hypnotisme était de mise, car Wilfrid, solide et colère, se fût ouvertement révolté.

     Coqdor, d’ailleurs, n’était pas de ceux qui abusent des dons que la nature leur a généreusement offerts.

     – Le Marsupial est notre hôte, Wilfrid. N’oubliez pas, d’autre part, qu’il nous a sauvé la mise à plusieurs reprises et que, sans lui, Dieu sait ce que nous serions devenus. Probablement morts lentement dans les sphères qu’il a su briser, alors que l’inframauve n’y faisait rien. Accordons-lui un peu de reconnaissance…

     Wilfrid avait grommelé, mais il s’était incliné.

     D’ailleurs, il s’ouvrait de sa fureur rentrée à Tchou qui, posément, lui disait que, lui aussi, trouvait cet hôte salutaire quelque peu abusif.

     Ils étaient bien décidés à lui fausser compagnie et ne l’avaient pas caché à Coqdor.

     – Je vous comprends… Mais patientons un peu. Tout n’est pas dit encore.

     Et les deux gaillards se rendaient à ses raisons.

     Coqdor se divertissait de cette attitude. De tels gars avaient trouvé, l’un et l’autre, que la vie sur Terre était telle qu’il valait mieux en finir.

     Or, depuis leur lancée dans l’espace, ils n’avaient qu’une idée : vivre.

     Et les obstacles semés sur leur route par un destin ironique semblaient autant de stimulants pour les pousser dans cette voie.

     Plus le Marsupial allait s’opposer à ce qu’ils revinssent vers le navire du commodore Flood, et plus ils auraient envie de le quitter.

     Pour eux, c’était un joli résultat.

     Quant à Claude Dalbret, c’était bien autre chose.

    La décision du Marsupial l’arrangeait dans la mesure où elle ne le séparait pas de la mystérieuse Magali, dont il ne savait rien, et dont, en somme, il n’y avait encore rien à savoir puisqu’elle n’existait pas.

     Elle allait naître, et naître femme.

     Coqdor, doucement, avait parlé de ces choses à Claude et lui avait fait comprendre que sa Magali lui appartiendrait d’autant moins qu’elle aurait une âme préexistante, relevant de la race des êtres inconnus.

     Mais Claude, s’il en convenait par la force des choses, n’en espérait pas moins conquérir celle qui le bouleversait de son image radieuse.

     « Au moins, pensait Coqdor, notre aventure aura eu un bon résultat. Je vois que ces trois garçons, pour des raisons différentes, d’ailleurs, ont repris goût à la vie, l’un parce qu’il est amoureux, les deux autres uniquement parce qu’on les contrarie dans leurs desseins… »

     Cependant, on ne pouvait que difficilement estimer la trajectoire du navire dans l’espace.

     Bien que très familiarisé avec la navigation interplanétaire, Coqdor n’arrivait pas à déterminer le plan suivi par le Marsupial.

     Il pensait que l’étrange bonhomme, en fait, n’en avait d’autre, pour l’instant, que de louvoyer dans les parages de Saturne, afin d’être aux premières loges dès que l’extraordinaire genèse aurait abouti.

     En effet, on pouvait apercevoir Titan, Encelade et les autres satellites, autour de la géante planète aux anneaux.

     Mais les orbites diverses, les phases différentes de ces petits mondes autour d’un grand n’auraient pu renseigner qu’un astronome très érudit.

     Il était évident, d’autre part, que tout en demeurant dans les parages (relatifs) de Titan, le Marsupial avait le souci d’éviter de rencontrer le Sterne et, d’ailleurs, tout autre astronef éventuel croisant du côté de la zone de Saturne.

     Le Marsupial, on ne le voyait guère.

     Il laissait les quatre cosmonautes vivre à leur guise. À heure fixe, Klym servait des repas qui, quoique faits de conserves, avaient l’agrément de ceux qui avaient oublié qu’ils constituaient un commando suicide.

     Le maître du bord n’y participait pas et, dès qu’il voyait un des garçons dans un couloir, il l’évitait visiblement.

     Coqdor avait conseillé à ses camarades de respecter cette attitude. Après tout, le jour où on aurait décidé d’agir, cela les arrangerait.

     En attendant, ils vivaient toujours en kimonos, n’ayant pas remis les scaphandres, bien peu pratiques pour la vie sur un astronef où, d’autre part, ils étaient démunis de tenues de bord.

     Mal rasés, désœuvrés, ils vivaient une vie stagnante, peu agréable, avec la seule compagnie des robots silencieux et diligents.

     Wilfrid grognait que Moliyon devait les surveiller et il détestait ses yeux de métal.

     Coqdor admettait que ce n’était pas impossible et que l’androïde pouvait avoir été chargé du rôle d’espion par le Marsupial.

     Mais, de toute façon, assurait Coqdor, cette situation ne pouvait se prolonger.

     Trois tours de cadran, déjà.

     Encore un tour, vingt-quatre heures de la Terre, et le miracle sur Titan serait accompli.

     Le chevalier, comme Tchou et Wilfrid, admettait qu’il serait bon de rejoindre le Sterne dans les délais les plus brefs.

     En effet, il y aurait sûrement, chez les hommes, une décision importante à prendre. Non seulement il fallait rejoindre le commodore Flood et son navire, mais encore il importait de prévenir les autorités du Martervénux, avertir le monde de ce qui se passait sur Titan.

     Wilfrid s’impatientait, commençant à reprocher à Coqdor de ne pas agir. Tchou le freinait. Claude passait son temps à rêver de sa Magali.

     Coqdor réfléchissait, observait les satellites de Saturne et, par instants, seul, à l’écart, les yeux clos, il se concentrait, il envoyait à travers le monde son esprit exceptionnel, il cherchait le Sterne.

     Il avait réussi vaguement à le localiser, l’expérience médiumnique s’avérant difficile.

     Quand il eut une demi-certitude, il réunit les trois cosmonautes autour de lui.

     – Dans une quinzaine d’heures, nous allons nous rapprocher de Titan. Le dernier soupir du pulsar, la sous-onde finale, achèvera de dynamiser la seconde création.

     Le visage de Claude s’illumina.

     – Le Marsupial ne manquera pas le spectacle, messieurs. Cela serait des plus intéressants, mais nous en savons déjà assez comme ça et nous devons rendre compte à nos supérieurs du résultat de notre mission. Or, j’ai réussi à situer à peu près le Sterne. Nous n’en serons pas très loin, et cela dans moins de deux heures. Le moment est venu de nous évader…

     – C’est-à-dire, dit rudement Wilfrid, de reprendre nos scaphandres, nos équipements, de gagner le sas, et de sauter dans le vide.

     – Où nous rejoindrons notre astronef à la nage spatiale, dit la voix douce du Chinois.

     – Exactement. Pourquoi pâlissez-vous, Dalbret ?

     À cette question de Coqdor, le jeune Franco-Terrien demeura muet.

     – Pas la peine d’en demander tant, ricana Wilfrid, monsieur pense à Mlle Magali, celle qui va naître…

     – Tais-toi, idiot, brute !… Tu ne peux pas comprendre ces choses…

     – Qu’on aime une fille qui n’existe pas ? En effet, je ne suis pas assez stupide pou…

     Claude se levait, empourpré après avoir blêmi.

     Les poings se serraient, mais Coqdor se mit entre eux :

     – Êtes-vous fous ? Après toutes ces aventures, allons-nous nous diviser pour des sottises ?…

     – Sottises, c’est le mot, grinça Wilfrid.

     D’un doigt léger, Tchou lui fit signe de se taire et de laisser parler le chevalier.

     Celui-ci expliqua son plan. On reviendrait à la cabine où ils dormaient et on feindrait, après le repas, de faire la sieste. Puis, un par un, ils gagneraient une autre cabine, celle où le Marsupial les avait soignés après les avoir arrachés aux sphères transparentes. Là, demeuraient les scaphandres avec leur équipement.

     Il faudrait fausser la surveillance de Moliyon et éventuellement des autres robots.

     – Et se battre au besoin, ajouta Coqdor. Ne nous illusionnons pas. Avant de rejoindre le sas pour filer dans le vide, nous aurons du fil à retordre et le Marsupial, s’il en a vent, ce que je redoute, déchaînera ses robots.

     – On se battra, dit vivement Wilfrid, montrant ses poings puissants.

     Coqdor donna encore quelques instructions complémentaires.

     Wilfrid et Tchou écoutaient attentivement, et hochaient la tête par instants, en manière d’approbation. Tout leur paraissait parfaitement conçu dans la simplicité du plan.

     Claude ne disait rien, lui. Mais son mutisme demeurait éloquent.

     Coqdor sondait son esprit, par instants, envoyant en lui une onde psychique. Il n’était plus sûr de sa fidélité.

     Peut-on compter, dans des circonstances aussi graves, sur un garçon amoureux ?

     Surtout, comme le disait Wilfrid, amoureux plus d’une chimère que d’une femme.

     Restait à savoir ce que serait Magali…quand elle serait née.

     Mais à peine quinze heures les séparaient de cette naissance, du moins d’après les révélations du Marsupial et celles de Wilfrid sous l’influence de l’appareil mécanico-médiumnique.

     À ce moment, Claude n’aurait qu’une pensée : rejoindre la création neuve, sans songer une seconde aux obstacles qui allaient se dresser.

     Mais, et dans sa pensée c’était clair, le Marsupial avait affirmé que les êtres de l’autre monde avaient réalisé tout cela pour devenir semblables aux humains et au monde qui les entourait. Aussi, de façon assez simpliste, pensait-il qu’il ne serait plus tellement loin de celle qu’il s’obstinait à désigner sous le prénom de Magali.

     Cependant, une fois de plus, Klym servait le repas.

     Les cosmonautes, songeurs, pour des raisons différentes, mangèrent en silence, ou presque. Ils ne s’attardèrent pas et, après avoir fumé quelques cigarettes (le Marsupial leur en faisait parvenir à profusion), ils prirent l’attitude d’hommes qui vont faire la sieste.

     Un instant après, ils étaient sur leurs couchettes respectives, achevant leurs cigarettes.

     – Heureusement qu’il y a du tabac à bord…

     – Le Marsupial est généreux.

     – Et bien ravitaillé.

     – Ses réserves ne sont pas inépuisables. Vivres, armes… Même à lui tout seul, il finira par en venir à bout. Il lui faut du carburant, des pièces de rechange…

     – Il doit avoir des comparses, quelque part dans la galaxie.

     – Ou bien il se livre à la piraterie.

     – Silence, Wilfrid !

     Wilfrid, ainsi interpellé, se tourna sur le côté et feignit de dormir.

     Une demi-heure passa. Ils avaient éteint la lumière.

     Tchou, comme convenu, se glissa le premier hors de la pièce et se mit en devoir de gagner la cabine-clinique.

     – Quelques minutes, et ce fut le tour de Wilfrid.

     Un peu après, Coqdor souffla :

     – À vous, Dalbret…Claude Dalbret ne répondit pas et sortit, discrètement.

     Coqdor attendit un moment avant de partir à son tour.

     Il était inquiet. Ses antennes mystérieuses de voyant lui annonçaient un péril et il perdait de plus en plus confiance en Claude Dalbret.

     Enfin, il sortit, lui aussi, se glissa dans les couloirs, ne rencontra aucun robot, et parvint à la cabine-clinique.

     Tchou et Wilfrid y avaient déjà passé leurs scaphandres. Casque en main, ils attendaient.

     – Où est Dalbret ?

     – Pas venu.

     Tous trois se regardèrent, inquiets.

     – Les chargeurs à oxygène ? demanda Coqdor.

     Tchou, arrivé le premier, avait fait fonctionner l’appareil de recharge branché sur les scaphandres, si bien que, d’ores et déjà, captant l’air ambiant, les scaphandres possédaient de longues heures de potentiel respiratoire.

     Coqdor ne dit rien et s’habilla promptement. Les trois kimonos gisaient sur le plancher.

     Il leur fit un signe, car on était avare de paroles, des micros pouvant être disposés.

     Ils s’apprêtèrent à sortir, à se diriger vers le sas pour tenter de sauter dans le vide.

     Ils savaient ce qu’ils risquaient, ne pas rejoindre le Sterne et errer éternellement dans le cosmos, ou tomber de nouveau sur Encelade, sur Titan, ou sur un autre des satellites de Saturne.

     La porte s’ouvrit. Ils pensaient voir Claude.

     Ils le virent, en effet. Mais dans un singulier équipage.

     Le malheureux garçon, demi-nu dans son kimono déchiré, son seul vêtement, se débattait sous l’étreinte du robot Moliyon.

     Trois autres robots apparaissaient à l’arrière-plan, derrière le Marsupial qui avait son ricanement habituel, la bouche en rictus, alors que ses yeux durs ne riaient jamais.

     – Oui, mes petits agneaux, vous croyiez donc me fausser compagnie aussi aisément ?

     Il y eut un instant de stupeur. Coqdor allait parler, mais Wilfrid le devança.

     – C’est ce salaud… C’est lui qui nous a vendus !… Traître !… Tout cela pour rester, et retrouver sa poupée…

     Claude se débattait. La poigne de fer du robot le griffait au fur et à mesure qu’il faisait des efforts pour lui échapper, ce qui était pratiquement impossible pour un homme normal.

     Mais l’injure de Wilfrid l’avait fait devenir blafard.

     – Non, ce n’est pas vrai… Ce n’est pas vrai !… Wilfrid !… Chevalier !… Et toi, Tchou… croyez-moi, je ne vous ai pas trahis.

     Le rire sec du Marsupial fusa.

     – Bien sûr que non… J’ai fait surveiller cet abruti, comme vous tous. Me croyez-vous si bête ? Je savais bien que vous attendiez votre heure. Et je n’avais aucune confiance… Ah ! vous voulez partir… Retrouver les hommes, ces hommes que je méprise et que j’exècre… Eh bien ! non, vous resterez. À mon bord. Tant qu’il me plaira, je vous l’ai dit. Je vous relâcherai quand je le jugerai bon, quand il me conviendra. Surtout lorsque je verrai que vous ne pouvez plus me nuire…

     Ce discours risquait de se prolonger. Coqdor coupa.

     – Nul d’entre nous n’a jamais songé à vous nuire, Marsupial. Vous vous égarez. Nous voulons notre liberté, rien n’est plus légitime. Et nous avons des comptes à rendre. Notre mission était d’éclaircir le mystère des flammes sur Titan. C’est fait. Grâce à vous, je dois le dire, à vous qui nous avez sauvé la vie à tous, ce que nous ne sommes pas prêts d’oublier.

     – Et pour preuve de votre bonne foi, pour appuyer toutes ces belles paroles, grinça l’irascible misanthrope, vous vouliez vous évader.

     – Vous nous retenez à votre bord contre toutes les lois humaines et divines.

     – Je me fous des lois. Elles ne m’atteignent pas. Je suis le maître à mon bord. J’ai décidé que vous resteriez, vous resterez.

     Claude se débattait et son sang giclait, car il se heurtait aux mains de fer de l’insensible Moliyon.

     – Faites donc relâcher ce garçon, dit sèchement Coqdor.

     – Si je veux… commença le Marsupial. Il voulut encore ouvrir la bouche pour dire quelque chose, mais il demeura muet. Tchou, Wilfrid, et Claude également, qui n’avaient jamais assisté à une démonstration du pouvoir hypnotique de Coqdor, en furent stupéfaits.

     Le chevalier, bien campé sur ses jambes, face au Marsupial, plantait son regard d’émeraude dans celui de la brute barbue.

     Et le colosse, ouvrant et refermant une bouche d’où ne sortait aucun son, demeurait sur place, soudain paralysé par cet afflux mental qui envahissait son cerveau.

     Coqdor suait à grosses gouttes tant l’effort intérieur était grand.

     Mais ses yeux étincelaient et il était superbe à voir, dans sa force mystérieuse, immobile, silencieux, agissant simplement et fortement sur celui qu’il voulait convaincre.

     Lentement, il prononça enfin :

     – Ordonnez à vos robots de lâcher Dalbret, et de reculer.

     Le Marsupial, visiblement, luttait. Son orgueil dément était en jeu et il sentait sa défaite.

     Finalement, après encore une minute de lutte silencieuse, tandis que Wilfrid, Tchou et Claude retenaient leur souffle, le Marsupial jeta quelques mots dans la langue bizarre et inconnue dont il se servait pour parler à ses androïdes.

     Moliyon ouvrit ses mains-pinces et Claude, saignant, meurtri, vint se réfugier vers ses amis.

     Les trois autres robots, avec ensemble, reculaient, se plaquaient contre la paroi.

     Coqdor transpirait toujours, ne cessant de fixer le Marsupial. Il le tenait sous sa force-pensée. Il détestait d’ailleurs utiliser de tels procédés, qui constituaient, à son sens moral, une violation de la liberté humaine, mais il se disait qu’il avait une mission à accomplir, et qu’il demeurait comptable de la liberté, comme de la vie, des trois hommes du commando suicide.

     Le Marsupial, vaincu, tremblait, sans doute non pas de peur, mais de colère.

     Cependant, il avait affaire à quelqu’un de très fort et il devait obéir.

     Sans le quitter des yeux, Coqdor ordonna :

     – Pas trop de bobo, Dalbret ?

     – Ça ira, Chevalier.

     – Wilfrid, Tchou, habillez-le. Son scaphandre, vite…

     Les deux cosmonautes se hâtèrent d’obéir et, en quelques instants, Claude fut prêt à son tour pour la plongée spatiale.

     – Marsupial, dit Coqdor, je vous ordonne de ne pas bouger jusqu’à ce que nous ayons quitté l’astronef.

     Le Marsupial ne broncha pas.

     Les robots, d’après son ordre, demeuraient immobiles.

     Coqdor fixa encore une demi-minute le Marsupial dans les yeux, pour le convaincre totalement sous son influence psychique, puis il se tourna vers ses compagnons :

     – Au sas, vite !…

     Claude ruisselait de sang dans son scaphandre, mais on n’avait pas le choix.

     Le Marsupial ne bougea pas et demeura aussi inerte que ses robots, alors que l’ensemble du commando suicide quittait le couloir.

     Coqdor titubait un peu, épuisé par une telle violence mentale. Il avait donné toute sa puissance en un instant.

     Tchou, qui soutenait Claude, voulut lui tendre une main secourable également, mais le chevalier sourit sous son casque.

     – Non, tout va bien…

     Ils coururent jusqu’à la porte du sas.

     Ils frémirent. Plusieurs robots étaient là, immobiles, mais gardant la porte, et visiblement bien décidés à interdire l’accès aux cosmonautes.

     – Dieu du cosmos !… Il leur a donné des ordres. Et je n’ai aucun pouvoir sur eux. Je ne puis influencer qu’un cerveau humain.

     Alors, le chevalier prit son fulgurant à sa ceinture.

     – Il va falloir combattre, s’ils se mettent en travers.

     – On se battra ! gronda Wilfrid, une fois encore.

     Il n’attendit pas, brandit son arme, et fit feu sur Avztar.

    

      

 

      

      

     CHAPITRE VI

      

 

     Le robot eut un bizarre tressautement, imitant grotesquement un homme touché à la poitrine.

     Il était court-circuité, gravement endommagé par le terrible jet d’inframauve. On le vit émettre de la fumée, ses yeux artificiels clignotant terriblement.

     Puis il demeura sur place, inerte, mécanique usée, inutilisable.

     Tout cela, après la réaction vive de Wilfrid, n’avait demandé que trois secondes.

     Avec ensemble, les autres robots levèrent leurs bras. Ils ne portaient pas d’armes, mais on savait ce que cela signifiait.

    Couchez-vous ! hurlait Coqdor.

     Il donnait l’exemple et les trois hommes du commando suicide l’imitaient, sans trop savoir pourquoi.

     Ils comprirent tout de suite.

     De ce qui correspondait à la main droite de chaque robot, un trait de feu jaillissait. Eux aussi étaient équipés à l’inframauve.

     Ce fut miracle qu’aucun des hommes ne soit atteint, mais les feux allaient entamer les parois de l’astronef et ils pouvaient frémir en constatant ce que de tels engins eussent fait dans leurs organismes.

     – Vite !… Il faut les neutraliser…

     Coqdor entamait la lutte. Elle menaçait d’être chaude, les robots obéissant aveuglément à leur consigne.

     Toutefois, on avait une chance, l’absence du Marsupial. Le maître des androïdes ne pouvant les guider, ils ne prendraient aucune initiative et on pouvait espérer les dérouter, les laissant à leur rôle d’aveugles butés.

     Les quatre hommes, cherchant à éviter de se trouver sous la trajectoire des mains armées, se jetèrent sur les robots et, presque à bout portant, tentèrent de les mitrailler.

     Malheureusement, les monstres de métal obéissaient à des réflexes conditionnés et savaient fort bien se défendre de ce genre d’attaque.

     Ils ne tirèrent pas à bout portant, mais réagirent avec une vélocité et une adresse surprenantes, en agrippant leurs agresseurs de telle façon que Claude se retrouva dans la même posture qu’au départ, et Wilfrid subit le même sort.

     Coqdor, familiarisé avec ce genre de combats, ainsi que le subtil Tchou, échappèrent tous deux à la prise des robots, mais ils voyaient leurs deux camarades se débattant sous les terribles étreintes.

     Coqdor réussit à couper, à l’inframauve, le membre du robot qui maintenait Claude et celui-ci, qui avait été serré au bras de façon terrible, s’écroula à demi évanoui, quoique libéré.

     Le monstre, de son bras libre, tira sur Coqdor, qui se jeta de côté à temps.

     Mais un cri terrible éclata. Wilfrid avait été atteint légèrement à la joue et le sang giclait.

     Tchou, lui, posément, ajustait le démon androïde retenant l’Austro-Terrien et l’atteignait en pleine tête.

     Il pressa sur la détente de son fulgurant jusqu’à ce que l’inframauve eut détruit le chef du monstre.

     Ce dernier, alors, continua d’avancer, horrible à voir parce qu’il n’avait plus de tête, impressionnant ainsi, retenant encore Wilfrid.

     Désorientés, mais encore menaçants, les trois robots tournaient, frappaient, cognaient, tiraient un peu à tort et à travers, deux entamés, un manchot, un autre acéphale, ils étaient encore terribles.

     Claude se relevait péniblement et Tchou dut l’envoyer de côté d’une forte bourrade pour lui éviter de retomber sous la coupe d’un des androïdes.

     Coqdor en achevait un, d’une rafale en plein torse.

     Les deux autres, perdant tout contrôle, demeuraient dangereux, mais le chevalier criait :

     – Évitez-les… Ils ne nous poursuivront pas. Au sas.

     Klym tombait, démantibulé. Avztar ne bougeait plus. Les autres s’agitaient encore inutilement et le seul Zimo, à peu près intact, les menaçait.

     Tchou en termina en tirant sur lui de la façon qu’il avait vu faire au chevalier.

     Wilfrid saignait abondamment.

     Avant de mettre son casque, il se laissa panser par Coqdor, tandis que Tchou relevait péniblement Claude.

     – Hâtons-nous ! C’est notre dernière chance !

     Enfin casqués, équipés, mais avec Wilfrid et Claude en mauvais état à l’intérieur de leurs scaphandres, ils réussirent à passer dans le sas, sans qu’on revît le Marsupial, encore sous le coup de la pensée-force du chevalier, ni d’autres robots du service du vaisseau fantôme.

     Ils n’eurent guère de difficultés à faire jouer le sas.

     Par les walkies-talkies des scaphandres, Coqdor demanda :

     – Êtes-vous prêts ? Wilfrid ? Dalbret ? Aurez-vous la force…

     – Oui. Il le faut.

     Tchou se contenta d’approuver de la tête.

     Et tous les quatre, par l’issue, sautèrent dans le vide de l’espace.

     Claude retrouva la redoutable impression de sa première expérience de ce genre.

     Il en oubliait ses souffrances. Il était vrai que ses plaies étaient superficielles. Il avait surtout eu l’épiderme déchiré pendant qu’il se débattait sous la poigne des robots et les derniers coups n’étaient pas très violents, bien qu’il eût un instant presque perdu connaissance.

     Par contre, on voyait que Wilfrid, dont la joue était fortement entamée, avait subi un choc.

     Coqdor « nageait » dans le vide avec son habileté de vieux routier de la galaxie. Tchou, très maître de lui, imitait le chevalier de son mieux et réussissait fort bien dans cette progression spatiale.

     Wilfrid, par contre, dérivait visiblement. Son scaphandre exécutait des méandres dans le vide et on voyait bien qu’il perdait le contrôle de lui-même.

     Tchou et Claude, sans se concerter, vinrent à son secours, l’encadrèrent, le soutinrent et tous trois, étrangement unis, formèrent un groupe dans le vide, un microcosme de trois hommes perdus dans l’immensité cosmique, trois hommes dont un blessé, un autre sanguinolent dans son vidoscaphe, qui cherchaient à lutter, à tenir, à survivre.

     Et le chevalier Coqdor, qui évoluait devant eux, les guidant, les conduisant à travers l’immensité, pouvait se dire que ceux qui composaient ce qu’on avait appelé le commando suicide faisaient tout pour préserver, non seulement leur propre vie, mais encore celles de leurs copains.

     Il en éprouvait une joie singulière, qui le soutenait dans une telle épreuve.

     En effet, Coqdor ne se dissimulait pas que la situation était plus que critique, affolante.

     Ils étaient perdus dans le vide, quelque part dans les parages de l’immense Saturne, et pouvaient retomber à chaque instant sous l’action de l’attraction pesantorielle, soit de la planète aux anneaux, soit d’un de ses satellites.

     Et si Claude pouvait encore espérer retrouver Magali sur Titan, le chevalier estimait qu’un tel retour n’était guère souhaitable pour personne.

     Par la radio des vidoscaphes, il appela les trois garçons.

     Tchou et Claude tenaient bon. Wilfrid souffrait et, sous son pansement, l’hémorragie recommençait, inondant le scaphandre intérieurement.

     – Courage… Nous allons tenter de joindre le Sterne par radio !

     Ils étaient déjà loin du vaisseau fantôme qui, pour l’instant du moins, ne semblait pas chercher à les poursuivre.

     Mais il fallait compter que le Marsupial réagirait avec violence dès l’instant où il sentirait s’effacer en lui les effets psychiques de la volonté du chevalier Coqdor.

     L’appel vers le Sterne s’envola dans l’espace.

     Vainement.

     On n’obtint aucune réponse. Coqdor demanda aux trois garçons, à leur tour, de tenter d’envoyer des messages, les uns après les autres, par les radios personnelles.

     Ce fut tout aussi inutile. Le Sterne ne répondait pas ou, peut-être pour une raison inconnue, dans cet espace terriblement parasité par l’action des multiples planètes qui y tournaient, on éprouvait beaucoup de peine à établir les duplex. Ou encore le Marsupial stoppait les ondes.

     Et soudain, tous quatre à la fois entendirent une sorte de grésillement dans les micros. Puis un indicatif musical, chantant, ironique.

     Cela ne ressemblait nullement à un appel du Sterne ni à celui d’aucun croiseur militaire.

     Et la voix du Marsupial éclata, très nette, farouche, railleuse :

     – Mes petits pigeons, je vous entends, je vous surveille. Ah ! vous m’avez joué un tour… Vous m’avez hypnotisé, Chevalier Coqdor… Vous avez détruit plusieurs de mes robots, vous vous êtes évadés et vous prétendez rejoindre votre navire, et vous croyez que cela va se passer comme ça…

     Il eut un rire sec, méchant.

     – Vous ne connaissez pas le Marsupial…

     Coqdor se taisait, préférant le laisser parler, devinant bien qu’il allait démasquer ses batteries…

     – Il en est encore temps… Revenez à bord, et donnez-moi votre parole de m’obéir… Et je vous sauve… Sinon, vous êtes perdus et vos propres scaphandres deviendront vos cercueils…

     Il fit un temps, ajouta :

     – Vous prétendez joindre le Sterne… Inutile… Je « bloque » vos émissions… Oui, oui, j’ai quelques petits secrets de physique, et je sais comment m’y prendre. D’ailleurs, vous le constatez, les appels sont stériles.

     Il répéta :

     – Revenez à bord. Jamais vous ne pourrez appeler le Sterne et vous êtes condamnés à périr misérablement, d’asphyxie, de faim, de soif, enfermés dans vos scaphandres… Allons, Chevalier, et les autres, soyez raisonnables.

     Il devait espérer les convaincre car, ayant fait un temps, il reprit :

     – Trouviez-vous donc la vie si désagréable à mon bord, chez ce vieux Marsupial ?

     Coqdor aurait pu rétorquer beaucoup de choses. Mais à quoi bon ? Une discussion, dans de telles conditions, eût été simplement ridicule.

     Mais le chevalier frémit en entendant la voix de Claude :

     – Oui, oui, le Marsupial a raison…

     – Le fou, songea Coqdor, ce qui l’attire, c’est ce mirage de femme inexistante…

     Claude, soudain affolé, interpellait ses compagnons.

     – Chevalier… Tchou… Il a raison. Notre évasion est une folie. Il faut de plus sauver Wilfrid…

     – On ne meurt pas d’une coupure à la joue, trancha Coqdor.

     – Chevalier… Chevalier…

     Le Marsupial intervint.

     – Voilà un garçon raisonnable… Dalbret, retournez. Je me charge de vous haler à mon bord, par certaines ondes de ma connaissance, qui vous amèneront jusqu’au sas.

     – Oui… oui, je veux revenir… Et mes camarades vont revenir avec moi.

     – Jamais ! gronda Coqdor. Perdez-vous la raison, Dalbret ?

     – Il est au contraire très raisonnable, glapit le Marsupial.

     La petite voix de Tchou se fit entendre pour la première fois, dans ce curieux multiplex.

     – Chevalier, il faut lui donner la liberté. Chaque homme suit et doit suivre son destin. Il veut rejoindre une femme, dont nous ne savons même pas si elle existe…

     – Elle existera, cria Claude, exalté. Dans quelques heures, la seconde création sera réalisée sur Titan.

     Coqdor se tut. Il comprenait que Tchou ne se trompait pas.

     Claude suppliait.

     – Revenons… Il faut écouter le Marsupial.

     – Et cela t’arrange tellement, que tu regrettes de nous avoir suivis, cria soudain Wilfrid. Eh bien ! tant pis, j’aime mieux crever dans le vide que de retourner à bord du vaisseau fantôme, chez ce vieux singe.

     Le Marsupial ricana, mais ne releva pas l’injure de Wilfrid.

     Coqdor se décida.

     – Dalbret, je ne puis plus compter sur vous. Faites ce qu’il vous conviendra…

     – Je ne veux pas retourner sans vous. Vous allez périr dans l’espace.

     – Cela me regarde, dit le chevalier. Tchou… Wilfrid, étiez-vous disposés à me faire confiance ?

     – Oui, firent les deux garçons.

     – Alors, adieu, Dalbret.

     Wilfrid se dégagea de l’étreinte de Claude et, avec Tchou, rejoignit le chevalier, en manœuvres d’ailleurs assez maladroites.

     Claude Dalbret hésita un instant puis, faisant volte-face, retourna vers le vaisseau fantôme.

     – Bonne chance, je regrette de ne pouvoir vous sauver tous, leur cria encore le Marsupial.

     Mais les trois hommes ne répondirent pas.

     Ils virent, de loin, que le vidoscaphe enfermant Dalbret exécutait un curieux bond dans l’espace.

     – Le Marsupial l’accroche avec ses ondes-force, fit remarquer Tchou.

     – Oui. Et nous pouvons parler librement. Le vieux bandit a coupé la communication. Il nous laisse à notre sort et tant mieux, parce que…

     Ils étaient trois, seuls, dans le vide.

     Coqdor et Tchou encadraient le pauvre Wilfrid, aveuglé de sang et qui perdait ses forces.

     – Maintenant, dit Coqdor, je vais tenter autre chose, puisque la radio nous est interdite. Le Marsupial a dû créer une zone magnétique qui détruit nos émissions d’ondes. Mais ce n’est pas fini…

     Alors, seul, isolé dans son scaphandre, quoique demeurant aggloméré avec Wilfrid et Tchou, le chevalier Coqdor se concentra et lança, à travers le vide, à travers le monde, sa prodigieuse pensée médiumnique.

     Les appareils ne pouvaient plus réagir, les ondes hertziennes, ondes matérielles malgré tout, étant bloquées par les réseaux du Marsupial, il faisait appel à une puissance que l’homme ne pouvait endiguer : sa pensée.

    Il cherchait, intensément, le contact avec le cerveau du commodore Flood, le maître de l’astronef Sterne.

     Cela dura longtemps, très longtemps.

     Alors que Wilfrid baignait de sang, Coqdor baignait de sueur.

     Il luttait, il s’épuisait, il émettait, tel un vivant transistor, et il recevait toutes les ondes de la région de Saturne.

     Son pouvoir mystérieux, si curieux, mais naturel, rayonnait dans l’univers, cherchant un être particulier.

     Finalement, il sentit le contact, il s’accrocha, il pénétra dans cette pensée qu’il sentait, à une demi-minute de lumière, là où croisait l’astronef Sterne.

     Et le commodore, soudain surpris, tiré de son travail, « entendit » nettement en lui la voix mentale du chevalier Coqdor.

     Il sut ainsi où stagnaient, dans l’espace, trois hommes, dont un blessé, perdus au large des anneaux de Saturne, non loin de la petite planète Mimas.

     Flood n’était guère entraîné à ce genre d’exercices psychiques. Il ne put répondre, ni donner espoir à ceux qu’il allait se mettre en devoir de chercher, mais il donna des ordres sans retard relatifs à la direction de son navire.

     Il fallut près de deux heures encore.

     Mais le Sterne finit par approcher de Mimas, et le sonoradar, avant la vue humaine, entra en contact avec le petit groupe formé par les trois scaphandres, trois scaphandres contenant trois hommes.

     À l’instant où le Sterne récupérait les trois rescapés du commando suicide, le quatrième membre du groupe, Claude, le trop faible Claude Dalbret, attendait, fébrile, auprès du Marsupial, que vînt l’heure où la création synthétique s’achèverait sur Titan, où naîtrait enfin Magali, l’entité qui devait devenir femme…

    

      

 

      

      

     CHAPITRE VII

      

 

     Le monstre Râx ronronnait, se couchait aux pieds du chevalier Coqdor, et, de temps en temps, dressait son corps de grand chien, battant de ses ailes membraneuses, pour lécher le nez du maître qu’il avait enfin retrouvé.

     L’étrange pstôr, animal familier de Coqdor, s’était ennuyé ferme en son absence, mangeant à peine, pleurant à sa manière, en sifflant douloureusement, tant qu’il n’avait pas revu celui qui était son univers.

     Le chevalier goûtait cette fidélité et il caressait le mufle de l’animal fantastique.

     Mais il demeurait grave et continuait à parler, tandis qu’un magnétophone enregistrait ses paroles et que, aussitôt, les sidéroradios du Sterne les retransmettaient à travers l’espace.

     C’était un système d’hypertransmission qui, à travers les années de lumière, permettait, avec le seul retard de l’enregistrement, d’établir un duplex quasi instantané avec n’importe quel point de la galaxie.

     En la circonstance, de Saturne au Martervénux, ce n’était pas très difficile, et le chevalier, en présence du commodore Flood et de son état-major, faisait son rapport que recevait le Présidium des Trois Planètes.

     Wilfrid était soigné à l’infirmerie du bord et, seul témoin de l’effarante aventure, Tchou, rescapé du commando suicide, appuyait les dires du chevalier de la Terre.

     Flood s’étranglait en entendant tout cela. Mais, là-bas, à Syrtis Major de Mars, une séance extraordinaire du Présidium avait lieu, où plusieurs représentants du gouvernement tri-planétaire s’étaient réunis à la hâte pour écouter le rapport concernant l’énigme des flammes sur Titan.

     Précis, minutieux, interrogeant parfois Tchou du regard pour obtenir soit approbation, soit complément d’information, Bruno Coqdor expliquait ce qu’il en était, de l’existence fabuleuse du Marsupial, cet homme qui s’était jeté en marge de la civilisation galactique et, surtout, de cette extravagante utilisation de l’atmosphère méphitique de Titan pour y établir une genèse copiée sur celle de la planète-patrie des hommes, la Terre.

     Dès l’abord, une première instruction avait été expédiée au commandant du Sterne.

     L’homme prétendument appelé Marsupial, et dont les services spécialisés allaient rechercher la véritable identité, se trouvant en infraction de toutes les lois de l’espace, la conduite à tenir en ce qui le concernait n’était pas difficile à établir.

     C’était un hors-la-loi, un forban. Ordre était donc donné au commodore Flood d’arraisonner, appréhender et, par tous moyens à sa disposition, de mettre hors d’état de nuire et de voyager dans l’espace celui qui continuait à bafouer les civilisés et à croiser de façon illicite dans les parages de la planète Saturne.

    Mais, quant aux êtres, aux inconnus venus on ne savait vraiment de quel monde ou de quelle dimension, des dispositions spéciales allaient devoir être prises.

     Tout en parlant, scrupuleusement, cherchant à n’omettre aucun détail, le chevalier pressentait à l’avance quel ordre parviendrait au commodore Flood.

     Il avait précisé qu’il y avait urgence à agir.

     En effet, des heures s’étaient écoulées depuis l’évasion du vaisseau fantôme, la plongée spatiale, l’instant où, enfin, le Sterne avait pu récupérer les trois rescapés.

     Coqdor, alors, n’avait pas perdu de temps.

     À peine Tchou et lui avaient-ils pris le temps d’avaler une boisson réconfortante et quelques pilules survitaminées. Ils n’avaient eu qu’un souci humain : faire soigner Wilfrid.

     Eux voulaient, avant tout, faire leur rapport.

     La sidéroradio alertait le Présidium et déjà, de Syrtis Major, on pouvait attendre des précisions sur la conduite à tenir.

     Moins de trois heures devaient rester avant le moment où, approximativement, Coqdor et Tchou croyaient pouvoir fixer la réalisation voulue par les mystérieuses créatures, où un monde neuf allait naître sur Titan.

     Un des représentants du Présidium fit observer que, si vraiment la réalisation avait lieu, elle nécessiterait un véritable cataclysme, les créatures incarnées, ou devenues végétales, ne pouvant subsister sur l’infernal Titan.

     L’évacuation de l’atmosphère serait nécessaire. À moins, fit remarquer un de ses collègues, que des gens aussi forts aient également trouvé le moyen de modifier la structure moléculaire de l’atmosphère tout entière et de la rendre suffisamment oxygénée pour abriter le monde neuf.

     Quoi qu’il en soit, le temps pressait et la décision devait être prise dans les minutes qui suivaient.

     Coqdor finit enfin de parler. Il dut répondre, par la suite, à quelques questions posées par les membres du Présidium siégeant à Syrtis Major.

     Enfin, on attendait.

     Le chevalier ne disait plus rien. Tchou demeurait calme dans son coin.

     Flood était écarlate et bousculait ses officiers. Il faisait mettre le navire en branle-bas de combat, à peu près sûr, lui aussi, de ce qu’on allait lui ordonner de faire.

     Coqdor caressait Râx, se contentant de lui parler mentalement.

     Et le monstre, sensible à l’influx psychique qui pénétrait son cerveau animal, jouissant de cette audition interne autant qu’un chien normal écoute la voix humaine, se roulait à ses pieds, battait des ailes, tandis que ses yeux d’or exprimaient toute la satisfaction qu’il éprouvait à retrouver la chère présence.

     Les minutes qui suivaient furent anxieuses.

     Par un écran panoramique, Coqdor, Flood, Tchou, et les officiers qui s’étaient réunis pour écouter le récit, observaient une grande partie du ciel dans lequel évoluait l’astronef Sterne.

     On voyait une partie des anneaux de Saturne et, en demi-lune, Titan, la planète où se déroulait l’incroyable préparation à une vie nouvelle.

     À Syrtis Major, les représentants du Présidium devaient discuter ferme et communiquer par radio avec certains de leurs collègues, se trouvant soit sur la Terre, soit sur Vénus, voire sur les satellites, Lune, Phobos, Deimos.

     Enfin, alors qu’il n’y avait plus environ que deux heures — si Coqdor ne se trompait pas — avant que le dernier soupir du pulsar lointain donnât le feu vert à la naissance d’un monde, l’ordre arriva.

     Ce ne fut pas une surprise.

     « Application de l’article 723 du Code de Sécurité Militaire des Confédérations Galactiques ».

     Coqdor pâlit un peu. Mais il s’y attendait.

     Cet article, tout le monde le connaissait, des officiers commandant les flottes de l’espace jusqu’au dernier des cosmatelots.

     Il ordonnait la destruction, par tous moyens, de tout être ou toute puissance inconnu et ne pouvant être connu qui se manifesterait dans les zones des mondes appartenant à la Fédération.

     Autrement dit, les Galactiques, échaudés par de nombreuses invasions venant, soit des galaxies extérieures, soit de mondes indéterminables, avaient décidé, une fois pour toutes, de faire face à l’inconnu. Un inconnu toujours générateur de ravages.

     Cette fois encore, le Présidium, composé non seulement de politiciens et de technocrates de valeur, mais aussi de spécialistes des questions spatiales, décidait de mettre obstacle à la venue, dans le système solaire, (et ce en accord certain avec les mondes voisins) d’un univers nouveau, réputé inconnaissable.

     C’était la guerre. Mieux encore : l’étouffement dans l’œuf de cette singulière gestation.

     Coqdor songeait.

     Les hommes avaient-ils le droit de prendre une telle décision ?

     En ce qui le concernait, il ne le croyait pas.

     Depuis toujours, l’humain se méfie de l’étranger, de l’inconnu. Il faut dire qu’à plusieurs reprises, des civilisations étrangères avaient tenté de pénétrer dans la galaxie Voie lactée et que les autochtones n’avaient jamais eu à s’en louer.

     On risquait d’être conquis. Mieux valait détruire par prévention.

     Il y avait quelqu’un, cependant, qui protestait avec véhémence, et qui reprenait le duplex pour son compte personnel.

     C’était le commodore Flood lui-même.

     Il s’en prenait aux seigneurs du Présidium, alléguant que, avec les forces de son seul navire, il lui était impossible de songer à pulvériser une planète comme Titan, voire de purger sa surface de ce monde qui allait y naître, si toutefois les renseignements rapportés par Coqdor étaient exacts.

     Il lui fut répondu, sans retard, que le Présidium prenait ses dispositions en conséquence, et qu’il ne serait pas seul pour entamer la lutte.

     En effet, le rappel des escadres croisant dans le système solaire venait d’être battu.

     Vu l’urgence extrême, on risquait des manœuvres audacieuses et tous les navires mis en ligne pour la circonstance devaient arriver en plongée subspatiale.

     En effet, même aux vitesses étonnantes qu’ils atteignaient, ils auraient, les uns et les autres, rejoint la région saturnienne bien après l’accomplissement du phénomène en cours, s’ils n’utilisaient pas ce moyen.

     On ne tarda pas à les repérer, d’ailleurs.

     Venant de l’orbite de Pluton, des astrodromes de la Terre, certains des satellites de Jupiter ou même de la région du Centaure, ils apparaissaient, spontanément, sortant du néant après la périlleuse plongée.

     De telles manœuvres ne s’accomplissaient pas sans danger, mais il était bien évident que le Présidium n’avait pas le choix.

     Les amiraux commandant les escadres, immédiatement alertés, lançaient toutes leurs forces conjuguées dans la zone de Saturne.

     En moins de quarante minutes, plusieurs centaines de bâtiments firent ainsi leur apparition.

     Le commodore Flood, avec son navire, servait en quelque sorte de guide puisque c’était Coqdor qui, à lui seul, renseignait l’ensemble de la flotte.

     Et cette horde de grands et de petits astronefs prit position alentour de la planète Titan.

     – Qu’allait-il se produire ?

     Jusqu’au bout, le doute était possible. Cependant, le chevalier demeurait intimement persuadé que les renseignements donnés par le Marsupial étaient justes, et Wilfrid, muni du fameux casque-médium, avait, lui aussi, observé le travail des mystérieuses créatures.

     Il n’y avait plus qu’à attendre.

     Moins d’une heure encore.

     Entre-temps, on cherchait le vaisseau fantôme, car ordre avait été transmis, à tous navires apercevant l’insolite bâtiment, de l’arraisonner.

     Coqdor avait mis tout le monde en garde : les êtres inconnaissables, tout en couvant un monde calqué sur celui de la Terre et des hommes, disposaient de moyens redoutables.

     Il avait pu observer la puissance de la neige de feu. Il avait fait la triste expérience de la captivité dans les sphères transparentes.

     De tels êtres pouvaient garder en réserve bien d’autres systèmes, en cas de conflit.

     Les minutes suprêmes furent agaçantes au plus haut degré.

     Tchou, selon son habitude, ne disait rien ou peu de chose et les cosmonautes du Sterne se doutaient sans doute peu de ce qu’il pouvait bien penser.

     Il n’en était pas de même de Bruno Coqdor.

    Le chevalier, lui-même singulièrement tourmenté, devinait ce qui se passait dans l’âme du noble garçon.

     Au cours des périls communs, il avait eu le temps d’apprécier le caractère du fils des mandarins et, passant sur l’indiscrétion qu’il y avait à agir ainsi, il pénétra, psychiquement, le cerveau de Tchou, tout en feignant de s’intéresser à Râx auquel il distribuait, par bribes, quelques friandises sucrées.

     Tchou portait une double image en lui, images de deux hommes pour lesquels il était en peine.

     L’un de ces hommes était Claude Dalbret et l’autre le Marsupial lui-même.

     Tandis que, à bord, on se préparait au combat, comme toute l’immense flotte chargée par le Martervénux de mettre un terme aux agissements des êtres inconnus, Coqdor s’approcha de Tchou.

     – Ami, lui dit-il, ne devons-nous pas les sauver ?

     Tchou fut sans doute un peu surpris de se voir aussi subtilement pénétré.

     Toutefois, les soubresauts, haut-le-corps, et autres mouvements de stupéfaction n’étant pas de son bord, il garda une certaine sérénité et répondit à Coqdor :

     – Claude est notre camarade… Quant à cet homme qu’on appelle le Marsupial, il a beau être un hors-la-loi, nous lui devons la vie…

     – Je vois, cher Tchou, que nous sommes d’accord. Aussi, dans le cas où quelque chose serait possible en leur faveur ?…

     – Je suis prêt à vous suivre, Chevalier. Parce que, très vraisemblablement, le vaisseau fantôme s’est rapproché de Titan. Le Marsupial, curieux avant tout, doit se soucier assez peu de la flotte. Ce qu’il veut, c’est savoir ce qui va se passer, et comment se réalisera la création nouvelle.

     – Et Dalbret, ami Tchou ?

     – Lui, il court après cette entité féminine. Il ira jusqu’au bout, puisqu’il a eu la faiblesse de nous abandonner pour retourner sur le vaisseau fantôme. Mais je pense, acheva tranquillement le Chinois, que nous devons tout mettre en œuvre pour arracher, le premier à sa fatale curiosité, le second à son mirage.

     Coqdor serra muettement la main du vaillant jeune homme.

     Un peu après, le navire du Marsupial fut signalé.

     Ainsi qu’on pouvait s’en douter, il croisait à quelques dizaines de milliers de mètres seulement de la surface de Titan, c’est-à-dire à peu près à la limite de l’atmosphère méphitique couvrant actuellement la genèse en second.

     Coqdor n’hésita pas, se rendit auprès du commodore Flood et sollicita la permission de prendre place à bord d’une des soucoupes-canots du bord, afin de rejoindre le vaisseau fantôme.

     Flood fut un peu étonné, mais aucun règlement ne s’opposait à ce genre d’incursion, d’autant que l’arraisonnement du navire hors série faisait partie des consignes des cosmonautes.

     Il en rendit simplement compte à l’amiral et reçut son agrément.

     D’ailleurs, on savait un peu partout que, en dépit de sa simplicité, le chevalier Coqdor avait l’estime des autorités les plus hautes et qu’il était bon de tout mettre en œuvre pour le satisfaire.

     Moins d’une demi-heure avant le moment supposé où la dernière étincelle sur Titan parachèverait le surgissement d’un monde, une soucoupe volante, pilotée par deux hommes seuls, filait à la limite de l’atmosphère titanienne.

     Cette fois, le chevalier n’avait pas voulu se séparer de Râx, et son fidèle pstôr, heureux pour peu qu’il ne quittât pas son maître, avait pris place dans le cockpit.

     Ils furent bientôt en vue du vaisseau fantôme.

     Alentour, il y avait tant de navires dans l’espace, disséminés autour de la planète, qu’on en apercevait quelques-uns à l’œil nu, à peu près dans tous les azimuts.

     Dans peu de temps, si vraiment cette sorte de miracle s’accomplissait, on appliquerait l’article 723 dans toute sa rigueur, dans toute son horreur.

     Et un ouragan de fer et de feu dévasterait tout, tuerait ce monde naissant.

     Coqdor sentait son cœur saigner devant de tels faits.

     Mais, depuis que le monde était monde, les humanoïdes avaient fait la guerre.

     Après les guerres planétaires, elles étaient devenues interplanétaires.

     On s’était battu entre systèmes, entre constellations.

     Les hommes, soucieux de leur sécurité spatiale, avaient fini par décider la Confédération Galactique, avec un code sévère, qui excluait toute idée d’invasion extérieure.

     Il le fallait donc, encore que Coqdor estimât que, du point de vue de la morale, les humains avaient encore fort à faire.

     Du moins, s’il ne pouvait sauver l’univers où Magali allait naître, souhaitait-il arracher à la destruction les deux humains que portait encore le vaisseau fantôme.

     La soucoupe, signalée à toute la flotte, avait franchi sans encombre les lignes spatiales, et arrivait très près du navire du Marsupial.

     Alors, Coqdor appela, par radio, ceux du vaisseau.

     Le Marsupial, au bout d’un moment, répondit :

     – Oui. Ici le Marsupial. Que me voulez-vous ?

     – Coqdor vous parle, Marsupial. Une flotte immense entoure Titan. Le Présidium du Martervénux a ordonné la destruction du monde inconnu, s’il se produit vraiment.

     – Je le sais. Je capte leurs damnées radios.

     – Savez-vous aussi que vous êtes aussi mal placé que possible, que votre navire est sous le feu des astronefs ?

     – C’est pour me dire cela que vous me dérangez ?

     – Marsupial, c’est un suicide… ou presque.

     – Mêlez-vous de vos affaires.

     – Vous refusez de m’écouter, de vous rendre à mes raisons. C’est évidemment votre droit.

     – Les hommes ne m’intéressent pas. Leurs manigances encore moins. Surtout alors qu’ils se préparent à détruire ce miracle qu’est la naissance de la vie.

     Coqdor resta silencieux un instant.

     L’argument lui faisait mal. Dans sa brutalité, le Marsupial ne disait-il pas tout haut ce que lui pensait tout bas ?

     Mais Tchou, qui se tenait près de lui, parla à son tour.

     – Marsupial, nous respectons vos idées. Toutefois, il y a près de vous un de nos camarades…

     – C’est vrai. Mais il est à mon bord librement. Il a choisi…

     – Je voudrais, dit Tchou, que le chevalier Coqdor puisse lui parler.

     – À votre aise…

     Une voix altérée s’éleva dans le micro. Prenant le duplex, il était vraisemblable que Claude Dalbret n’était pas loin.

     – C’est vous, Dalbret ?

     – Oui, Chevalier.

     – Vous savez ce qui va se passer ?

     – Dans quelques minutes, la vie va naître, Magali va naître et…

     Tous les contrôles de la flotte du Martervénux, de la soucoupe volante et du vaisseau fantôme enregistrèrent à la fois la dernière étincelle sévissant sur Titan.

     Pendant une fraction de seconde, sur les écrans de la sidérotélé, tous virent la merveille.

     Un monde naissant, des forêts vivaces où grouillaient les oiseaux, les animaux, les reptiles, des océans féconds d’où tout un peuple de poissons et d’êtres divers surgissaient.

     Dans une féerie de couleurs, dans le déchaînement des vibrations, on découvrait, au sommet de cette hiérarchie de vie, aboutissement d’une évolution créatrice qui se présentait sur plan simultané, le couronnement de toute genèse, le couple miraculeux de l’homme et de la femme.

     Coqdor, et aussi Tchou, crurent entendre un cri suprême, dans leur micro, le cri émerveillé de Claude Dalbret :

     – Magali !…

     Mais, à la même seconde, alors que l’incroyable chose se vérifiait, les amiraux de la flotte du Martervénux donnaient tous le même ordre à la fois.

     Un ordre qui tenait en un seul mot bref :

     – Feu !…

     Un torrent de torpilles atomiques et de jets d’inframauve balaya toute la surface de la planète Titan.

     Ce fut, pendant plus d’une heure, un déluge infernal, un raz de marée effrayant, des ouragans fulgurants qui détruisaient, rongeaient, massacraient.

     Et il n’y eut plus rien, que des vestiges calcinés, ravagés, tristes restes d’un univers qui n’avait pas eu une minute pour se réaliser.

     L’article 723 était appliqué, la mission de la flotte martervénusienne accomplie.

     Le vaisseau fantôme du Marsupial avait disparu dans le torrent de feu, tellement prompt que les êtres mystérieux, si bien équipés soient-ils, n’avaient pas eu le temps de réagir et avaient été tués au moment même de leur naissance.

     Le commodore Flood pouvait être fier de lui : les états-majors se congratulaient.

     Le Présidium du Martervénux, tenu au courant dans les instants qui suivirent, envoya ses félicitations, décerna un certain nombre de distinctions honorifiques aux principaux gradés parmi les cosmonautes, et déclara que tout était pour le mieux puisqu’on avait détruit un monde susceptible (pourquoi pas ?) de détruire lui-même la galaxie.

     À bord de leur soucoupe, Coqdor et Tchou, assez tristes, regagnaient le Sterne.

     – Après tout, dit Coqdor au bout d’un instant, le vaisseau fantôme a peut-être échappé. N’est-ce pas, ami Tchou ? Le Chinois le regarda :

     – Vous avez encore lu dans ma pensée, Chevalier ?

    – Non, sincèrement non. Mais j’imagine aisément que c’est ce que vous espérez, au fond de vous-même. Bien que les chances de survie du navire du Marsupial, dans cette tempête de feu qui a brisé un monde en gestation, soient en fait très minces.

     Le Sino-Terrien conclut, digne descendant des sages millénaires :

     – Le Marsupial n’aimait plus les humains. Notre camarade Dalbret, lui, a voulu mourir pour une femme morte, puis pour une femme qui allait naître. Au fond, c’était la même. Il aimait. Il les a aimées l’une après l’autre, parce que l’homme a besoin d’aimer.

     Et le chevalier Coqdor, heureux de tant de sagesse, approuvait en souriant, tout en caressant le mufle du monstre Râx.

      

      

      

     FIN

    

 



[1] Voir : «Le Treizième signe du Zodiaque, la Planète de feu, les Portes de l’aurore, etc.».